Si je pars de la question de l’idéal c’est parce qu’il me semble que la rencontre amoureuse se fait toujours sur le terrain de l’illusion d’une retrouvaille avec le premier autre, l’autre idéalisé de l’enfance, qui permettrait d’atteindre à une complétude.
Et dans le fond, le monde contemporain nous pousse dans cette direction, prétendant nous combler, combler notre manque, par la profusion de promesses d’amour sur les applis de rencontre.
« Je l’ai quitté, car ça ne me convenait pas ». Mes jeunes patients ont souvent l’idée que les relations amoureuses devraient être parfaites et ne produire aucune frustration ; que sinon il faudrait que ça s’arrête. Il faudrait que l’autre les rassure à chaque instant. C’est là où il y a un paradoxe, car ce dont ils s’aperçoivent en analyse c’est que ce qui les attire initialement chez cet autre c’est justement ce qui leur échappe, c’est-à-dire ce qui fondamentalement les angoisse.
Mais dès qu’ils voient que, pour des raisons diverses, l’autre ne correspond pas à l’image idéale qu’ils attendaient, c’est comme si la question du désir, c’est-à-dire de ce qui, en eux, de façon mystérieuse, les avait attirés vers cet autre, disparaissait au profit de celle de la volonté. Alors, ils partent, et recommencent leur recherche infinie d’un autre idéal, qui cocherait toutes les cases. Ce sont ces échecs à répétition qui les mènent parfois sur le chemin de l’analyse. « Pourquoi je ne suis jamais en couple ? ».
Platon dans Le Banquet, fait énoncer à Aristophane le fantasme de l’amour comme celui de la réunion de deux moitiés séparées à l’origine et qui pourraient enfin retrouver une unité. Le coup de foudre, dans le sentiment d’évidence qu’il procure, renvoie à cette attente d’un autre qui serait le bon depuis toujours, d’un autre que l’on attendait avant même de le rencontrer, d’un autre qui nous comprendrait totalement et qui ne pourrait pas nous décevoir, d’un autre peut-être pas si autre : d’un double de nous-même ?
Dans les mythes d’amoureux comme Roméo et Juliette, les obstacles extérieurs viennent présentifier cet impossible et dire que l’amour idéal, la rencontre idéale, ne peut se faire que dans la mort : la mort de l’altérité, seule modalité possible d’une fusion à l’autre.
Pour Freud, l’objet de désir renvoie toujours à un premier objet, l’objet perdu, la mère de l’enfance. Ainsi, toute rencontre dans la réalité ne peut que rater, puisqu’elle se heurte à cet idéal illusoire de retrouvaille avec un objet perdu. Lacan résume le ratage de la rencontre amoureuse par sa célèbre formule « Il n’y a pas de rapport sexuel » : il n’existe pas de rapport harmonieux entre les sexes, qui permettrait d’aboutir à un état de complétude par la rencontre amoureuse.
Les rencontres amoureuses seraient-elles alors de pures répétitions, où l’on ne ferait que rejouer quelque chose de l’enfance, qui raterait donc à chaque fois de la même manière ? Ou y aurait-il une façon de dépasser cette répétition et cette désillusion dans une autre forme de rencontre ?
Pour Freud, l’amour n’est finalement qu’une illusion narcissique. Lacan de son côté articule un lieu qui serait, à l’opposé de l’idéal de complétude, celui du pas-tout. Peut-être que ce lieu serait celui auquel l’amour pourrait conduire. Il serait ainsi possible de sortir de la pure répétition pour aimer autrement, d’une manière qui rende possible une satisfaction malgré la béance qui s’ouvre dans la rencontre avec un autre réel. La psychanalyse pourrait être une voie d’accès à cet amour pas-tout.
Si cet enjeu a toujours existé, peut-être que le monde contemporain le pose de manière nouvelle, obligeant chacun, devenu adolescent ou adulte, pour pouvoir aimer, à transgresser une loyauté infinie à un amour maternel ou parental qui n’est plus limité par le social. Autrefois, les normes sociales forçaient les parents à laisser partir leur enfant : il fallait bien qu’il se marie comme tout le monde.
Les mariages étaient de raison plus que de passion, ce qui créait d’autres problèmes et frustrations. Aujourd’hui, la donne n’est plus la même, et chacun a la liberté d’organiser sa vie amoureuse comme il ou elle l’entend. L’envers de cette liberté, c’est peut-être alors le risque que des interdits inconscients venant des parents s’imposent d’autant plus violemment qu’il n’y a rien pour les contrer.
Ainsi, pour cette jeune femme qui ne songeait même pas à aimer ni qu’elle pouvait être aimée. Le jour où cela bascule, où elle tombe amoureuse, elle se demande ce qui la retenait avant, et alors elle fait un rêve. Dans ce rêve, elle voit sa mère qui meurt, tandis qu’elle est « en couple » ; elle dit : « Si j’avais été auprès d’elle (plutôt qu’en couple) ce ne serait pas arrivé ». La rencontre amoureuse, dans le fond, suppose de se séparer de l’Autre parental, de transgresser quelque chose d’une fidélité ou d’une loyauté totale, au risque de la culpabilité.
Ces interdits qui ne sont même pas prononcés, ces loyautés à l’idéal de l’amour pour la mère ou le parent, empêchent même d’imaginer désirer autre chose : « On ne m’a jamais dit de ne pas être en couple, mais ça ne me venait pas à l’idée ».
À l’opposé de cette jeune fille empêchée de toute relation, ce jeune homme va de relation en relation. Il passe du bon temps, mais il ne se projette jamais ; il y a toujours quelque chose qui l’empêche de s’imaginer être en couple, un critère qui ne va pas dans le sens de son idéal et qui lui fait fuir la relation. Pourtant il voudrait que cela fonctionne. Un jour en analyse il s’aperçoit que dans une de ses relations passées, ce qui l’avait fait fuir chez l’autre était un trait de caractère, une créativité brouillonne, qui le renvoyait à son propre désir inconscient. Au fil de la séance il apparaît que ce désir chez lui était inhibé car il entrait en contradiction avec un idéal maternel d’ordre.
Paradoxalement, ces deux figures de la modernité qui semblent opposées se rejoignent, dans un même attachement à une loyauté à la mère, qui les empêche de désirer en dehors du foyer familial et de rencontrer réellement un autre.
Le cas du jeune homme nous mène aussi à un autre constat : la rencontre avec l’altérité de l’autre c’est la rencontre avec l’altérité qu’on a en nous-même, c’est-à-dire avec notre désir – ce qui est en nous de plus vivant, débordant les attentes parentales. C’est ça qui nous est parfois insupportable dans la relation amoureuse : pour rencontrer l’autre encore faut-il supporter de se rencontrer soi. D’ailleurs, ça ne se joue pas que dans la rencontre amoureuse mais dans tout lien affectif à l’autre. Un parent qui n’arrête pas de critiquer son enfant, qui est exaspéré par sa façon de faire, souvent, c’est parce que cet enfant vient lui rappeler quelque chose de sa propre énigme qu’il voudrait oublier.
Dans toute relation à l’autre, dans toute rencontre, amoureuse ou affective, arrive toujours le moment des disputes. C’est quand, par-delà l’illusion des débuts, surgit l’altérité de l’autre. Comment supporter l’insatisfaction que provoque cet écart soudain perçu avec cet autre qui ne nous comble plus tout à fait et dont le désir nous apparaît soudain comme énigmatique ? Seule la mise en jeu de notre propre désir, c’est-à-dire de ce qui est à la fois le plus familier et le plus étranger en nous, peut nous sortir de cette question sans réponse et nous permettre d’aller à la rencontre de l’autre, dans une ouverture à des possibles au-delà des répétitions du passé.